Comment la France a recruté des savants de Hitler
Par Vincent Nouzille et Olivier Huwart
L'Express, 20/05/1999
Entre 1945 et 1950, plus de 1000 chercheurs allemands, dont certains nazis, ont été «embauchés» par les autorités françaises. Un apport très secret à la reconstruction de l'industrie militaire et aéronautique du pays. L'Express révèle cette incroyable épopée.

«Regardez comme c'est beau!» De la fenêtre d'un salon campagnard qui surplombe les boucles de la Seine, en aval de Vernon, un petit homme de 86 ans, à l'allure fière et au regard pétillant, montre une immense volute de fumée blanche qui s'élève dans le ciel pâle, au-dessus de la ligne boisée des crêtes. «Ils font encore un essai pour Ariane 5», murmure le vieillard, avant de se rasseoir devant une grande table de chêne, au côté de son épouse, pour feuilleter un classeur de documents jaunis par le temps. «J'ai bien connu tout cela, j'ai bien connu tout cela...», répète-t-il, d'une voix nostalgique mâtinée d'un fort accent germanique. L'homme s'appelle Otto Kraehe. Il est allemand. Pas n'importe quel Allemand.

Entre 1935 et 1945, cet ingénieur berlinois a participé, sur la base secrète de Peenemünde, en mer Baltique, aux recherches de Wernher von Braun, le concepteur des fusées V2, ces fusées que Hitler lâcha en masse sur Londres et Anvers à la fin de la guerre. Fait prisonnier en 1945 par les Américains, von Braun, scientifique opportuniste et officier SS, devint aux Etats-Unis le père des programmes spatiaux de la Nasa de l'ère Kennedy. «Il rêvait depuis toujours d'envoyer une fusée sur la Lune. Il a réussi», ironise Kraehe. 120 anciens de Peenemünde ont suivi leur patron outre-Atlantique. Plus de 200 ont été embarqués de force par les Soviétiques. D'autres sont restés en Europe. Comme Kraehe. «Von Braun m'avait promis qu'il me ferait venir dès que possible, raconte à L'Express le retraité vernonnais. Mais, en 1945, j'étais au chômage. Je savais que nous ne pourrions plus mener nos recherches en Allemagne. J'ai appris que la France cherchait des ingénieurs pour reconstituer des V2. Les conditions étaient bonnes. Alors, j'ai signé un contrat avec le ministère de l'Armement. J'ai commencé à Puteaux, puis j'ai rejoint une soixantaine d'Allemands au Laboratoire de recherches balistiques et aérodynamiques [LRBA], créé à Vernon en mai 1946. Au début, les gens du coin se demandaient ce que nous bricolions dans nos baraques cachées dans la forêt. Nos tests de fusées faisaient un bruit monstre et dégageaient d'épaisses fumées. Et puis tout le monde s'est habitué à notre présence. J'ai été le premier à me marier avec une jeune femme de la région, en 1950. Je suis reparti en Allemagne en 1958, avant de revenir en France en 1963 et de m'installer ici pour ma retraite. Mes collègues restés au LRBA ont mis au point la fusée Véronique et le moteur Viking des fusées Ariane.»

Un témoignage précieux. Otto Kraehe est, avec Helmut Habermann (voir l'encadré page 128), l'un des rares survivants allemands présents en France de cette épopée. Leur collègue Heinz Bringer, le père du moteur Viking, est décédé près de Vernon le 2 janvier dernier, à l'âge de 90 ans. Leur aventure a longtemps été tenue secrète. Et pour cause: les contrats de travail signés avec le ministère de l'Armement leur interdisaient de parler à quiconque de leurs travaux. Ils risquaient la peine capitale! «Certains croient encore que la France est partie de zéro dans la conquête spatiale. Ce fut longtemps la thèse officielle. Mais c'est faux», raconte Roland Hautefeuille, un passionné d'histoire, dont les travaux sur les V2 font autorité (1).

En vérité, sans l'apport de ces Allemands de Peenemünde, le LRBA et la Société européenne de propulsion (créée en 1971 à Vernon pour les moteurs d'Ariane) n'auraient jamais remporté tant de succès. Il n'y aurait pas eu, dès novembre 1965, de roulement de tambour gaullien sur la «troisième puissance spatiale du monde» après l'envol de la fusée Diamant au-dessus du pas de tir d'Hammaguir, où s'activaient quelques-uns de ces experts. Pas de décollage du lanceur européen Ariane de la base de Kourou, en 1979. Pas de fumée blanche sur les rives de la Seine...

Plus étonnant: le LRBA n'est pas le seul organisme français à avoir bénéficié, après guerre, de ces «transferts de technologie» très particuliers. Les faits ont longtemps été masqués aux yeux de l'opinion pour cause d'orgueil national et de secret défense. Mais, depuis quelques années, une poignée d'historiens et d'initiés ont commencé de découvrir une réalité insoupçonnée: entre 1945 et 1950, la France a massivement recruté des «cerveaux du IIIe Reich». Combien? En recoupant ces études avec les archives accessibles et des témoignages directs, L'Express peut avancer qu'ils furent plus d'un millier. Soit nettement moins que les 5 000 savants allemands enrôlés par l'URSS ou les 3 000 recrutés par les Etats-Unis dans le cadre de leur opération «Paperclip». Mais plus que les quelques dizaines embauchés en Grande-Bretagne. Des nazis? Nombre de ces savants n'étaient, semble-t-il, ni des fanatiques ni des militants. «J'étais un simple ingénieur, sans engagement politique», dit Kraehe. Toutefois la France, on le verra, ferma les yeux pour attirer quelques figures au passé chargé. Ces recrues avaient-elles un bon niveau de connaissances? «Oui, estime Jacques Villain, historien de la SEP, spécialiste du sujet [2]. La France, principalement dans le domaine aéronautique et militaire, a su attirer des personnalités de premier plan.»

Les noms de ces têtes de file sont inconnus du grand public: Jauernick, Müller, Bringer, Habermann pour les fusées (LRBA et SEP); Oestrich pour les moteurs à réaction à la Snecma (voir l'encadré page 130); Sänger pour les engins spéciaux à l'arsenal de Châtillon (aujourd'hui Aerospatiale); Schardin et Schall pour les explosifs à l'institut Saint-Louis (ministère de la Défense). A ces leaders il faut ajouter des apports d'équipes allemandes chevronnées - réparties sur tout le territoire (voir la carte page 124) - dans le domaine des hélicoptères, des sous-marins, des torpilles, des radars, des moteurs de char, des obus, des souffleries aéronautiques. Et même de la force de frappe (voir l'encadré page 138).

La liste est loin d'être close: «La dispersion des archives et leur fréquente classification militaire empêchent encore d'avoir une vision complète du phénomène, estime Gérard Bossuat, professeur d'histoire à l'université de Cergy-Pontoise, spécialiste des relations franco-allemandes d'après-guerre [3]. Mais une chose est sûre: ce recrutement de savants a été assumé politiquement par le gouvernement et organisé administrativement.» Même si la plupart sont repartis en Allemagne dans les années 50, Emmanuel Chadeau, professeur d'histoire à l'université Lille III, estime que «leur présence a permis à certains secteurs de l'industrie française de rattraper au moins cinq ans de retard, voire de réaliser de belles percées». De quoi réviser quelques vérités...

Cette histoire débute au printemps de 1945, alors que les armées alliées resserrent leur étau sur le IIIe Reich. Les troupes de la Ire armée française du général de Lattre avancent dans le sud de l'Allemagne. Parmi les unités de reconnaissance qui les précèdent se trouvent des membres de la «section T». Ces experts du renseignement technique sont chargés de repérer les installations militaires et scientifiques allemandes. Si possible avant les autres vainqueurs. Par chance, le sud de l'Allemagne est truffé de dizaines d'usines et de laboratoires, repliés dans cette région moins exposée aux bombardements alliés.

La chasse au butin est ouverte. Une équipe du 2e bureau de l'armée de l'air découvre ainsi près d'Oberammergau une vingtaine de caisses plombées, contenant 2 500 documents ultrasecrets du bureau d'études de l'avionneur Messerschmitt. Des trésors inestimables, ramenés à Paris pour être exploités par les industriels. Les formes d'ailes en flèche des futurs chasseurs français Ouragan et Mystère sont inspirées de ces documents.
Près de 50 000 tonnes de matériels divers sont également envoyées en France durant l'année 1945. Des centaines d'équipements des usines aéronautiques de Dornier et Zeppelin à Friedrichshafen franchissent la frontière. La soufflerie subsonique d'Ötztal, dans le Tyrol autrichien, est démontée avant d'être réinstallée à Modane-Avrieux sous les auspices de l'Onera (Office national d'études et de recherches aéronautiques).

Près de 200 usines «civiles» allemandes - comme le complexe chimique BASF d'IG Farben à Ludwigshafen - sont remises en marche par les Français dans la zone d'occupation qui leur est octroyée par les accords de Potsdam de juillet 1945. Cette zone couvre 10% de l'Allemagne et une partie de l'Autriche. Les installations à vocation militaire sont également rouvertes. Dans la région du lac de Constance, 17 usines et laboratoires travailleront, jusqu'à leur déménagement, en 1948, dans le sud de la France, avec du personnel allemand, pour le compte de la marine française. Le physicien Yves Rocard (père de Michel) supervise une partie de ces récupérations. «On s'en est donné à coeur joie, en ramassant des Allemands eux-mêmes», raconte-t-il dans ses Mémoires sans concessions (Grasset, 1988). D'autres scientifiques français viennent évaluer le potentiel scientifique nazi. Le chimiste Henri Moureu, qui a étudié de près les V2 tombés près de Paris, réussit à visiter en juin 1945 l'usine Mittelwerke-Dora où étaient notamment fabriqués ces engins. Son ami physicien Frédéric Joliot-Curie, directeur du nouveau CNRS, dépêche, quant à lui, plus de 400 missions en Allemagne. Des expéditions parfois risquées: on retrouvera un jour à Vienne le cadavre d'un scientifique français, probablement jugé trop curieux par les Soviétiques (4) ...

Entre les vainqueurs, la bataille la plus sourde concerne les «savants du IIIe Reich». Désoeuvrés dans un pays en plein chaos, ceux-ci font jouer la concurrence. Face à Yves Rocard qui l'interroge, le Pr Hiedemann, spécialiste d'acoustique, rétorque: «Mon petit ami, je suis un grand professeur allemand; si vous m'embêtez trop, je passe en zone d'occupation américaine et je ferai de la propagande contre la France.» Emprisonné, le savant finira par s'échapper...

Pourtant, dans cette chasse souterraine, les Français ne se débrouillent pas mal. Les ordres viennent de très haut. Dès le 16 mai 1945, dans une note classée «très secret» - exhumée des archives de l'armée de terre par l'historienne Marie-France Ludmann-Obier (5) - l'état-major de la Défense nationale alerte le général de Gaulle, chef du gouvernement provisoire, sur l'intérêt des recherches allemandes: «L'activité et l'ampleur des résultats obtenus, dans le domaine des armes secrètes notamment, ont vivement impressionné ceux qui les ont examinés [...]. Certaines personnalités, têtes de file, ont été emmenées en Angleterre, d'autres pressenties pour travailler en Amérique. De notre côté, nous avons emmené temporairement à Paris certaines personnalités [...]». Soucieux de redonner rapidement à la France les moyens d'une grande puissance, le général de Gaulle délivre, le 17 mai 1945, une instruction personnelle et confidentielle: «Il y aura tout lieu de transférer en France les scientifiques ou techniciens allemands de grande valeur pour les interroger à loisir sur leurs travaux et éventuellement les engager à rester à notre disposition.»

Les consignes sont claires. Le général Pierre Koenig, qui assure, à Baden-Baden, le commandement en chef des forces françaises dans la zone d'occupation en Allemagne (ZFOA), s'en fait l'ardent promoteur. «Mieux vaut la qualité que le nombre», écrira-t-il en octobre 1946 dans une note secrète, conservée aux archives de la ZFOA, à Colmar. Il prône une «immigration éclairée», de savants, mais aussi de techniciens de «valeur honorable». Avec un argument de poids: «Chaque technicien qui vient se fixer à demeure en France correspond à une diminution du potentiel allemand et à une augmentation du potentiel français; il faut en profiter.» Dans une autre lettre, il insiste sur cet avantage qu'il sait temporaire: «Soyons sûrs que du jour où un gouvernement allemand [...] sera reconstitué, il fera tout son possible pour arrêter cette véritable hémorragie humaine, se rendant compte du grave préjudice subi...»

Malgré des moyens limités, la machine administrative française se met en marche. La «section T» laisse la place à la mi-1945 à une «section d'information scientifique» où sont représentées toutes les armes (air, terre, marine), le CNRS et le Centre national des télécoms (Cnet). Cette instance établit des centaines de rapports et rédige plus de 3 500 fiches personnelles sur des savants allemands. Le 19 mars 1946, le ministère de l'Economie nationale détaille la procédure de recrutement, soumise au feu vert de neuf services ministériels (production industrielle, finances, travail, sûreté, consulats, etc.). Une «procédure d'extrême urgence» est tout de même prévue, «dans le cas où un savant ou un technicien serait sur le point de partir à l'étranger et de nous échapper».

Le 22 novembre 1946, le commissaire général aux affaires allemandes et autrichiennes va plus loin, en écrivant: «Le gouvernement estime que [les savants et techniciens] doivent bénéficier d'avantages suffisants pour être encouragés à travailler pour notre économie.» Par conséquent, les recrues se voient accorder 4 stères de bois supplémentaires pour leurs familles en Allemagne, des compléments mensuels de nourriture (4 kg de viande, 400 g de fromage, 15 litres de vin...), des vêtements. Le compte rendu d'une réunion tenue sur ce sujet, le 17 décembre 1946, à Baden-Baden, se conclut ainsi: «Une certaine discrétion doit être apportée dans cette affaire qui concerne un caractère confidentiel. Il est nécessaire en effet d'éviter l'éveil des services étrangers qui poursuivent les mêmes buts avec les mêmes moyens.» Un courrier de janvier 1947 demande le déblocage de lots de 198 vêtements de travail, 37 costumes pour homme, 33 tailleurs pour dame, 342 paires de chaussures... Tous les détails comptent!

On promet surtout aux candidats une «protection» de leurs proches contre d'éventuelles «représailles» des organismes allemands, ainsi qu'un transfert prochain en France, un logement décent, la Sécurité sociale, des salaires équivalant à ceux de leurs homologues français (mais pas plus!), une imposition fiscale moins lourde. Est-ce trop? Non, répond une circulaire de septembre 1947: «Cette charge ne saurait entrer en comparaison avec les avantages très importants que nous attendons d'une collaboration étroite et judicieusement dirigée entre les techniques françaises et allemandes.»

Les offres sont tentantes. Les ingénieurs sont embauchés à un salaire mensuel, très correct, d'environ 40 000 F - soit l'équivalent de 17 000 F actuels. Grâce à un taux de change franc-mark avantageux - et ce, jusqu'à la réforme monétaire de la mi-1948 - le transfert de ces sommes confère aux familles un niveau de vie très confortable en Allemagne. De plus, les savants sont assurés d'une liberté quasi totale en France. «Les Russes et les Américains devaient nous encadrer très strictement. Alors que les Français nous donnaient le droit de nous promener librement, par exemple pour aller passer des week-ends à Paris», se souvient Otto Kraehe.

Du coup, les candidatures affluent. Entre 100 et 200 nouveaux dossiers arrivent chaque mois à la section des recherches techniques du gouvernement militaire. Cette section repousse un dossier d'un spécialiste bavarois des armoiries, domaine dans lequel «la France n'a rien à apprendre». Ou le CV d'un certain Maier, dont «les travaux personnels exposés sont de l'ordre d'une thèse banale de licence». Elle recommande en revanche le dossier d'un expert des «fours à gaz» (!). Et ne retient que les cas «de savants, d'ingénieurs et de techniciens de valeur, susceptibles d'un apport réel».

Lorsque les cibles valent la peine, tous les arrangements sont possibles. Une liste de souffleurs de verre, très prisés pour l'optique de pointe, est transmise à Paris avec cette précision: «Ces personnes résidant en zone russe [...], il serait recommandable de faire appel aux services du Sdece.» Autrement dit: les services secrets français sont chargés des «exfiltrations» des autres zones d'occupation. C'est ainsi qu'en décembre 1945 Ferdinand Porsche est enlevé par des Français dans sa résidence de Zell am See, alors qu'il est surveillé par les Américains (4). Inventeur de la Coccinelle de Volkswagen et de l'énorme char Maus, Porsche, hitlérien fanatique, est d'abord emprisonné à Dijon, avant d'être affecté quelques mois chez Renault, où il est mal accepté, puis remis en prison.

Les pontes du nazisme, comme Porsche, ne sont pas, a priori, des parias. Selon la note secrète de Koenig d'octobre 1946, les recrutements doivent se faire sur la base des «qualités professionnelles», d'une «volonté de se fixer en France», de «l'absence de tares physiques et mentales». Et d'un «passé politique intact». Plus précisément: «Seraient éliminés, sauf circonstances exceptionnelles, tous ceux ayant eu un rang ou une fonction quelconque dans les organisations nationales-socialistes. Les simples membres feraient l'objet d'une enquête ayant pour but de déterminer le degré de leur activité. Ceux qui auraient eu une attitude purement passive pourraient être admis à poser leur candidature.»

Le filtre paraît strict. En réalité, les «circonstances exceptionnelles» - l'intérêt des recherches pour réarmer le pays, la compétition économique avec les Alliés, les prémices de la guerre froide - conduisent souvent les autorités françaises à fermer les yeux. Par exemple sur le passé des ingénieurs des V2. A partir de 1943, les SS contrôlaient la production de ces armes secrètes dans l'usine souterraine, Mittelwerke, située à Nordhausen, dans le Harz. Sur les 60 000 déportés entassés au camp voisin de Dora qui travaillèrent dans ces sinistres tunnels, 20 000 moururent de sévices et d'épuisement. Alors jeune soldat arrivé au centre de recherches de Peenemünde en 1943 après des mois sur le front de l'Est, Helmut Habermann se rappelle: «J'avais un travail passionnant et je ne me posais pas de questions sur l'utilité militaire des fusées. Un jour, j'ai dû livrer du matériel aux Mittelwerke. Certains déportés étaient mieux traités que d'autres. Mais je me suis dépêché de repartir tout de suite, frappé par l'ambiance dantesque qui régnait dans ce tunnel. J'ai compris qu'il valait mieux se taire pour éviter de retourner au front ou d'endosser soi-même la tenue rayée.»

Simples témoins? Complices? Coupables? Plusieurs gradés de Peenemünde et des SS sévissant aux Mittelwerke seront mis en cause après guerre (6). Cela n'empêche pas les Américains et les Russes de faire main basse sur ces équipes. Ni les Français de piocher dans ce vivier. Sans sélection politique? «Vu leurs responsabilités à Peenemünde, certains étaient membres du parti nazi. Mais le passé des gens n'intéressait ni les Français ni personne», explique Helmut Habermann, qui affirme n'avoir jamais été encarté.

La France recrute d'autres savants au passé controversé. En mars 1945, le Pr Hubert Schardin, l'un des patrons du centre de recherches de la Luftwaffe à Berlin-Gatow, formait des stagiaires en vue de créer une ultime «arme miracle» pour Hitler! Replié à Biberach, dans le Wurtemberg, il est fait prisonnier par le commandant Lutz, de la 1re division blindée de l'armée française. Le 7 mai 1945, Lutz indique à Schardin qu'il aura «toute liberté d'action». Le lendemain, jour de la capitulation allemande, le savant note dans son agenda: «Le travail a repris» (6) ... Avec une trentaine d'autres ingénieurs, il s'installe près de la frontière franco-allemande et devient codirecteur du Laboratoire de recherches balistiques et aérodynamiques de Saint-Louis (Haut-Rhin), créé spécialement par le ministère de l'Armement.

Parmi la centaine de recrues allemandes qui rejoignent progressivement ce laboratoire militaire se trouve le Dr Rudi Schall, un physicien berlinois de renom, venu d'un autre centre de recherches militaires. Agé aujourd'hui de 85 ans, retiré près du lac de Constance, il confie à L'Express: «C'est vrai que j'étais membre du parti nazi, comme beaucoup de mes collègues qui y étaient plus ou moins obligés, sans être forcément actifs. En 1945, les Américains nous ont embarqués, mais ils nous traitaient comme des moins-que-rien. Les Britanniques, eux, m'ont proposé de m'embaucher, mais sans que ma femme puisse me rejoindre. Alors que les Français ont été très chaleureux. La dénazification des postes était en cours en Allemagne. Mais on nous a dit que cela ne nous concernait pas. Je suis arrivé début 1946 à Saint-Louis.» Rudi Schall succédera à Schardin comme codirecteur de ce laboratoire, devenu en 1959 le symbole de la nouvelle coopération militaire franco-allemande!

Certaines embauches sont encore plus troublantes. Selon l'historien allemand Ulrich Albrecht, le comte Helmut Zborowski, ingénieur chez BMW, est emprisonné en 1945 à cause de son appartenance aux Waffen SS. Ce lourd passé n'empêche pas la France, en 1947, de convier Zborowski à rejoindre la Société européenne de propulsion par réaction (SEPR). Ce scientifique controversé créera, en 1950 à Paris, le Bureau technique Zborowski. Subventionné sur fonds publics par la Snecma, l'ex-SS concevra un drôle d'engin à décollage vertical, le Coléoptère, véritable gadget technique, dont les essais en vol se révéleront dangereux...

Le gouvernement tient également à conserver quelques chimistes allemands. Arrêtés par les Américains, Walter Reppe - qualifié de «nazi bon teint» - et Karl Wurster - présumé «criminel de guerre» - seront blanchis et rejoindront leurs postes à l'usine de Ludwigshafen, avec la bienveillance des Français. Tous les Alliés pratiquent le même cynisme. Le cas d'Otto Ambros, un des directeurs d'IG Farben, est exemplaire. Ambros a participé à la décision d'utiliser le zyklon B dans les chambres à gaz. Il a également supervisé une usine de caoutchouc synthétique à Auschwitz-Buna-Monowitz, dans laquelle de nombreux déportés ont été maltraités. Interrogé par des militaires français en août 1945, il rédige un rapport ultrasensible sur la production allemande de nouveaux gaz de combat (tabin, sarin, soman). De quoi intéresser les promoteurs d'armes chimiques françaises! Puis, selon l'historienne Marie-France Ludmann-Obier, ce scientifique, considéré comme «criminel de guerre», est invité par le ministère de la Guerre à Paris pour faire des conférences! Après des mois de pressions américaines, les Français finissent par livrer Ambros à des GI. Un tribunal de Nuremberg le condamne en 1948 à huit ans de prison pour esclavage. Libéré en 1951, il fera carrière comme conseiller d'un grand groupe chimique aux Etats-Unis...

La concurrence des Alliés n'explique pas toutes les déconvenues françaises. En novembre 1946, l'état-major de la Défense nationale estime que les différents services de l'armement ont procédé à 800 embauches. En revanche, le secteur «civil» a du mal à se mobiliser. En mars 1947, sur plus de 800 candidatures examinées à Baden-Baden, seulement 40 contrats ont été signés par l'industrie privée. Les firmes hésitent, les candidats se lassent, les fonctionnaires se découragent. «Des techniciens de valeur nous ont échappé, faute d'une action rapide», se plaint l'administrateur général Laffon en février 1947. Il préconise d'utiliser la presse et la radio pour modifier l'état d'esprit des milieux d'affaires français: «Les industriels français se méfient des Allemands; ils craignent de les voir repartir chez eux en emportant leurs secrets de fabrication; ils redoutent en outre les réactions des ouvriers et des cadres, particulièrement les ingénieurs, devant l'introduction d'Allemands dans l'entreprise.»

Ces remarques ne sont pas infondées. L'installation dans l'Hexagone des savants d'outre-Rhin ne va pas de soi. Comme l'accord interallié d'avril 1946 interdit toute activité militaire en Allemagne, les grosses équipes, rassemblées d'abord dans la zone française d'occupation, doivent déménager. Une vingtaine d'Allemands, dirigés par Eugen Sänger - un savant hitlérien qui rêvait de fusées rebondissant sur la stratosphère pour bombarder les Etats-Unis! - rejoignent l'arsenal aéronautique de Puteaux en juillet 1946. Ils cohabitent avec l'équipe des «engins spéciaux» d'Emile Stauff, le futur père des missiles tactiques français. Certains s'ignorent: «J'étais assis en face d'un Allemand, racontera l'ingénieur Malaval (8). Après m'avoir dit bonjour, il s'asseyait et ne me disait plus un mot. A midi, la moitié de [son paquet de] gris était fumée et la moitié du papier vierge, remplie de calculs. Mais je n'ai jamais rien compris à ce qu'il faisait.» Tous ne sont pas aussi renfermés. «C'était des gens urbains et agréables, confiera Emile Stauff. Ils nous ont été extrêmement utiles.» Sans copier les armes allemandes, l'arsenal s'en inspire pour concocter des missiles air-air ou le missile antichar SS 10, qui se vendra à 30 000 exemplaires dans le monde. C'est à partir de ces succès que l'Aerospatiale développera plus tard ses Exocet, Milan, Hot, Roland. Notamment en coopération avec l'Allemagne! Nostalgique et aigri, Eugen Sänger retournera, quant à lui, à Stuttgart en 1954, avant de mettre ses connaissances au service de l'Egyptien Nasser, avec d'autres experts nazis des missiles, dont Wolgang Piltz, ancien de Peenemünde passé par le LRBA de Vernon.

La plupart des ingénieurs des V2 recrutés par la France ont, en effet, émigré de la région d'Emmendingen à la petite cité de l'Eure à partir de mars 1947. Une ancienne usine Brandt, isolée dans la forêt, a été aménagée. La colonie allemande vit à deux pas, dans ce qu'ils appellent le Buschdorf, le village de brousse. «En général, l'accueil de la population a été correct, racontera Heinz Bringer au journal de l'Eure Le Démocrate, en 1990. Mais il y avait, à Vernonnet, une bande de jeunes gens hostiles. Une fois, un de mes collègues a été agressé pendant le bal du 14-Juillet.»

Ce climat de défiance se dissipe au fil des mois. «Nous nous sommes vite intégrés et la coopération est devenue fructueuse avec les ingénieurs français qui nous ont rejoints», se souvient Helmut Habermann. Après l'abandon en 1948 des coûteuses recherches sur les V2, le noyau allemand du LRBA - réduit à une trentaine d'ingénieurs - planche sur la fusée-sonde Véronique, le missile sol-air Parca, le radar Aquitaine, le lanceur Diamant. Puis Heinz Bringer, intégré avec une équipe «propulsion» à la SEP en 1971, mettra au point les moteurs Viking qui équiperont les fusées Ariane. Naturalisé sous le nom d'Henri Bringer, ce dernier recevra des «récompenses forfaitaires» au titre de ses inventions, qui demeurent propriété de l'Etat français.

En 1978, le ministère de la Défense lui octroiera notamment un bonus de 56 000 F pour sa «turbo-pompe». Modeste cadeau à l'un des pères d'Ariane! «Je suis heureux d'avoir travaillé pour la France et la recherche spatiale jusqu'à ma retraite, en 1982», explique Helmut Habermann, devenu à la SEP le précurseur des paliers magnétiques. Lui aussi a été naturalisé français: «Etant d'origine sudète, j'ai changé quatre fois de nationalité. Je voulais me poser un peu», confie cet ingénieur de 82 ans, qui vit avec sa femme dans une petite résidence proprette à deux pas du centre de Vernon. Est-ce son pays? «Cela fait plus de cinquante ans que je suis ici. Je me plais bien... Et puis n'étais-je pas un Européen avant l'heure?»

(1) «Recherche scientifique et politique militaire, 1945-1958», par Arnaud Teyssier et Roland Hautefeuille, Revue historique des armées, juin 1989.
(2) «La France a-t-elle hérité de Peenemünde?», par Jacques Villain, dans La France face aux problèmes d'armement 1945-1950, CEHD, éd. Addim, 1996.
(3) «Les armement dans les relations franco- allemandes 1945-1963», par Gérard Bossuat, dans Histoire de l'armement en France, 1914-1962, colloque du Chear du 19 novembre 1993, éd. Addim, 1995.
(4) La Piscine, par Roger Faligot et Pascal Krop, Seuil, 1984.
(5) «Un aspect de la chasse aux cerveaux: les transferts de techniciens allemands, 1945-1949», par Marie-France Ludmann-Obier, Relations internationales, été 1986.
(6) Histoire du camp de Dora, par André Sellier, La Découverte, 1998.
(7) Cité dans Du laboratoire à l'Institut, par le Dr Rudi Schall, directeur honoraire, IRSL.
(8) Mémoires d'usine, 1824-1985, comité d'établissement de l'Aerospatiale de Châtillon-sous-Bagneux, Syros, p. 38.

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Otto Kraehe chez lui, près de Vernon (Eure), en 1999. «En 1945, j'ai appris que la France cherchait des ingénieurs pour reconstituer des V2. Les conditions étaient bonnes. J'ai signé.»

Le laissez-passer allemand d'Otto Kraehe, alors jeune ingénieur. Et, à droite, celui émanant des autorités françaises, en vue de son recrutement.

Un ordre du Général
A la Libération, le chef du gouvernement provisoire (ici avec le général Koenig, à gauche) veut redonner à la France les moyens d'une grande puissance. Le 17 mai 1945, il délivre une instruction confidentielle: «Il y aura tout lieu de transférer en France les scientifiques ou techniciens allemands de grande valeur.» Koenig l'appliquera avec enthousiasme.

Le père du moteur d'Ariane
Heinz Bringer (à droite), ancien expert en propulsion des fusées V2, en train de contrôler le montage d'un moteur Viking au laboratoire de Vernon, en 1970. Ci-contre, fac-similé d'un document attribuant une primeà l'inventeur, naturalisé français.

Un collègue de von Braun
Ci-contre, une photographie dédicacée par Wernher von Braun, père des V2 allemands puis des programmes spatiaux américains, à son ancien collaborateur Heinz Bringer, au début des années 70.

Le Führer en rêvait
Heinrich Focke, concepteur des premiers hélicoptères allemands (ci-dessus avec Hitler), a travaillé en France de 1945 à 1947. Son birotor, nommé FA 223 en Allemagne (en haut), sera rebaptisé SE 3000 dans sa version française (ci-contre). Mais les prototypes se révéleront décevants.

Il y a candidats et candidats...
Si les dossiers des spécialistes des poudres sont soigneusement étudiés par la France, il n'en va pas de même pour certains chimistes, dont les candidatures sont pourtant recommandées par un administrateur français d'IG Farben.

Un arsenal «français»
Une panoplie de missiles conçus de 1955 à 1968 par l'Arsenal aéronautique de Châtillon, près de Paris. Aujourd'hui, c'est la division missiles d'Aerospatiale-Matra. Parmi ces engins, quelques dérivés indirects des X 4, V 1 et d'un missile antichar allemands. La coopération franco-allemande n'en était qu'à ses débuts.

Piètre Coléoptère
Cet avion à décollage vertical fut conçu en France dans les années 50 par l'ex-Waffen SS Helmut Zborowski. Un véritable canular technique dont les essais en vol furent désastreux.

Soufflerie tyrolienne
Cet équipement servant aux essais aéronautiques fut «récupéré» dans le Tyrol autrichien en 1945 et installé à Modane avec l'aide d'experts allemands. Il fonctionne toujours, sous l'égide de l'Onera (ministère de la Défense).